« A PROPOS DE RUY BLAS »
Olivier Mellor répond aux questions d’Anne-Valérie Damay, pour la Maison de la Culture d’Amiens (mai 2023)
ANNE-VALÉRIE DAMAY
Ce texte vous touche-t-il depuis longtemps? Qu’est-ce qui vous a conduit à le monter aujourd’hui ?
OLIVIER MELLOR
J’ai découvert RUY BLAS en sortant de l’ENSATT, en 1999. Je l’ai joué, dans une mise en scène de Guillaume Hasson, au Théâtre de Bourg en Bresse. Je sortais de l’école, et j’avais le rôle-titre d’un gros morceau du répertoire français. Et franchement, avec le recul aujourd’hui, je me dis souvent qu’il faut une bonne dose d’audace pour faire un truc pareil à 25 ans… Emmanuel Bordier, qui sera notre Ruy Blas, est un acteur « plus âgé », et je crois que c’est un meilleur choix pour jouer RUY BLAS de nos jours. Choisir un acteur qui a la trentaine, c’est aussi appuyer le fait que Ruy Blas, au début de la pièce, a déjà un peu bourlingué, et surtout, qu’il est déjà en proie aux remords, aux regrets, aux rancœurs. Il trimballe déjà avec lui une part d’ombre.
Je crois que c’est ça qui m’a toujours plu dans RUY BLAS, et par extension, dans l’écriture de l’immense Victor Hugo. Aucun de ses personnages n’est lisse, simpliste. Dans LES MISÉRABLES, et dans les adaptations à la télé ou au cinéma, un personnage comme le père Thénardier peut aussi toucher les gens. Parce qu’on a toutes et tous un oncle un peu comme ça, ou un voisin qui lui ressemble. Jean Carmet était juste fabuleux, tout comme Michel Bouquet en Javert, dans le film de Robert Hossein.
Dans LA FOLIE DES GRANDEURS, le film populaire de Gérard Oury, qui s’inspire très librement de RUY BLAS, il y a des moments étonnants, comme la fin, où Salluste et Ruy Blas sont vendus comme esclaves dans le désert…
Au théâtre, RUY BLAS aussi est un vrai morceau de bravoure. Ce qui me conduit à le monter aujourd’hui, à part pour boucler la boucle, c’est ce qui me conduit toujours à monter un spectacle (et RUY BLAS est notre 39ème spectacle) : être ensemble, artistes et techniciens, pour conduire un texte hors de sa réputation, hors de ce que le public croit connaître d’une œuvre ou d’un auteur. Quand nous montons KNOCK de Jules Romains ou BRITANNICUS de Jean Racine, nous en appelons à la fois à nos souvenirs de collégiens et à notre savoir-faire d’aujourd’hui. Nous mêlons le texte original à des trouvailles visuelles, à de la musique live, de la vidéo, des machineries simples mais efficaces, qui tendent avant tout à garder le public avec nous, un public-acteur, qui n’est plus là pour consommer un spectacle mais pour vivre, trois petites heures maximum et avec nous, une aventure humaine où chacune et chacun peuvent se reconnaître. L’immense talent de Victor Hugo, c’est de faire croire à ses millions de lecteurs qu’il a écrit tel ou tel roman pour chacun(e) d’entre eux, spécifiquement.
Et puis RUY BLAS c’est le spectacle que nous montons pour les 30 ans de la Compagnie du Berger, sur le grand plateau de la Maison de la Culture, où j’ai moi-même découvert le théâtre et les spectacles de Jérôme Savary, Georges Lavaudant ou Peter Brook, quand j’avais 14-15 ans, comme les jeunes qui vont eux-même se taper RUY BLAS fin mai… C’est une grande responsabilité. Plus le temps passe, et plus nous avons la conviction, avec toute l’équipe de la Compagnie du Berger, que nous faisons des spectacles populaires, et nous n’avons pas peur de ce mot, autour de grands textes que nous décalons parfois, et que nous respectons toujours. Nous savons qu’il nous arrive souvent de jouer devant des collégiens, des lycéens, pour qui c’est souvent la première fois ; et ce que nous leur proposons, comme aux adultes, c’est de jouer avec nous autour d’un grand texte, qui renferme tout ce que le théâtre peut contenir : l’amour, la vengeance, le pouvoir, l’aventure, l’humour, la dévotion, etc.
Ce que nous faisons à la Compagnie du Berger depuis des lustres, c’est avant tout proposer de solides spectacles, qui entendent développer chez le public un sentiment de partage et de reviens-y. Pour nous venger peut-être des interminables séances scolaires au siècle dernier où, parfois, on se tapait deux heures incompréhensibles et suffisantes…
ANNE-VALÉRIE DAMAY
Vous sentez-vous plus proche de Ruy Blas ou de Don César ?
OLIVIER MELLOR
J’ai 50 ans. Alors la réponse est dans la question non ? A vrai dire, aucun des deux n’est vraiment proche de moi. Et je ne crois pas non plus qu’ils se ressemblent tant que ça. Et encore une fois, aucun des deux n’est blanc comme neige… Ruy Blas, au final, s’enivre du pouvoir qui lui est donné, et son histoire d’amour avec la Reine n’est pas si flamboyante que ça. C’est un amour d’abord énormément fantasmé. La réalité est plus sombre, et banale. Elle se termine dans le sang, la honte, au fin fond d’un grenier. Quant à Don César, s’il est bonhomme et sympathique au début, il se révèle aussi dans l’égoïsme, le meurtre et la trahison. Rémi Pous, l’un de mes plus anciens compagnons, est parfait pour le rôle. Il n’est ni gras ni ventripotent, et il a cette intelligence du texte qui lui permet d’humaniser tout ce qu’il touche. Il se joue lui-même dans tous les personnages qu’il n’interprète de fait pas.
Le personnage que j’aime beaucoup, c’est Don Guritan, le vieux soupirant de la Reine (que joue François Decayeux, l’un des piliers de la troupe). Don Guritan, c’est à la fois la Classe et le Ridicule, c’est un homme courageux, sincère, vieillissant, et tragi-comique.
ANNE-VALÉRIE DAMAY
Peut-on défendre un personnage aussi odieux que don Salluste ?
OLIVIER MELLOR
C’est sûr, c’est compliqué… Parce que là nous avons affaire à l’un des plus beaux et grands salauds du répertoire français. Il figure l’équivalent d’un « Premier Ministre » de l’époque, il en a aussi tous les avantages et les prérogatives. Du moins avant que ne commence RUY BLAS… Car Don Salluste, au début de la pièce, a déjà tout perdu. Condamné à l’exil par la Reine, parce qu’il a détroussé une servante, il est en disgrâce, et avant de partir, il veut se venger. Et il va y arriver. Lui contre le reste du monde, il va y arriver. L’orgueil des Puissants est une arme redoutable. Les esprits capricieux comme le sien, comme celui de Néron ou d’Agrippine dans BRITANNICUS, sont des moteurs essentiels à l’action dans une pièce de théâtre. Ce qu’ils osent dire et faire, les vies qu’ils mettent en jeu, le pouvoir machiavélique qu’ils sont capables de développer, leurs trésors de combines et d’immoralité sont autant de preuves de nos humanités. La Reine n’est pas si pure sans la noirceur de Salluste.
C’est un vrai méchant, un rôle écrit pour Stephen Szekely, l’un de mes acteurs fétiches, parce que Stephen a aussi cette fragilité, cette humanité, qui feront douter le public. Salluste est seul, fou de jalousie et de sa gloire passée. Poutine lui doit beaucoup. Et d’un autre point de vue, les personnages de Feydeau aussi.
ANNE-VALÉRIE DAMAY
La reine est inspirée du modèle historique de Marie-Anne de Bavière qui régna au 17e siècle en Espagne. C’est aussi une héroïne romantique du 19e siècle et un personnage qui évolue vers la maturité. Quelle image de femme avez-vous envie de présenter en 2023 ?
OLIVIER MELLOR
Je n’ai pas la prétention, et encore moins la légitimité pour présenter aujourd’hui une « image de femme ». C’est un terrain sur lequel je m’aventure assez peu, et il y a des comédiennes qui font ça très bien, plus « naturellement » que moi. Comme Caroline Corme qui joue la Reine, après Junie dans BRITANNICUS.
Je dirais cependant, et ce n’est pas anodin, qu’il y a une passerelle entre les deux rôles, les deux âges. Junie est très jeune, et Maria (la Reine dans RUY BLAS) est un peu plus âgée. Elle est mariée avec un Roi absent, qui chasse, à l’étranger. Elle s’ennuie à la Cour, et les protocoles qui lui sont imposés lui font regretter sa jeunesse en Allemagne. C’est une étrangère en Espagne, et c’est aussi ça dont Salluste veut se venger. Sa rencontre avec Ruy Blas, qu’elle croît être un Grand d’Espagne, est une fulgurance, mais je crois qu’au fond elle le regrette assez vite. Elle sait que c’est impossible, que son rang et sa condition ne lui permettent pas. Elle se cache souvent derrière des tapisseries, et sort par la petite porte à la fin. C’est un personnage triste, qui a vraiment existé, avec qui Victor Hugo tricote un peu, mais elle figure cette « pauvre petite fille riche », très marquée par la foi religieuse, à qui il arrive un bouleversement. Avant que tout rentre dans l’ordre.
Je ne crois pas, et il ne faut pas, qu’une jeune femme d’aujourd’hui doive lui envier quoique ce soit. Elle est l’élément tragique de RUY BLAS, qu’on peut aujourd’hui désigner comme une « Dramédie », contraction de comédie et de tragédie.
ANNE-VALÉRIE DAMAY
La scénographie du spectacle tient-elle compte des immenses didascalies de décors et de costumes du texte ?
OLIVIER MELLOR
A moins d’avoir 2,000,000 de Dollars, il est impossible d’envisager de suivre à la lettre les indications scéniques de Victor Hugo. Notre spectacle est coproduit par la Maison de la Culture, la Comédie de Picardie et le Centre culturel Jacques Tati, trois structures amiénoises dont nous saluons l’audace et l’unité autour de notre projet, et coréalisé par le Théâtre de l’Épée de Bois – Cartoucherie – Paris, dont nous sommes « compagnie associée » depuis CYRANO, en 2012… Cependant, et malgré l’amour qu’on se porte toutes et tous, nous avons réuni autour de RUY BLAS un budget aux alentours de 250.000€, pour une équipe de 20 personnes (salaires compris).
Mais nous sommes astucieux, et ce que je peux dire, c’est que nous allons jouer avec les volumes et la superficie du plateau (celui de la MCA est similaire à celui de l’Épée de Bois, où nous jouerons du 16 nov au 3 décembre 2023). A l’aide de grands tombés de rideaux, de projections vidéos, de brouillard, d’éclairages radicaux, nous ouvrons peu à peu le plateau au fur et à mesure de la progression sociale et de la chute de Ruy Blas.
Quatre musiciens live, mobiles, accompagnent les changements de décor (un pour chaque acte) dont les éléments montent ou descendent des cintres, mais aussi des côtés, de la salle, etc.
Il faut dire aussi que nous faisons, comme à notre habitude, un joyeux mélange des genres, à la fois dans les décors mais aussi dans les costumes. La Reine a les robes de Princesses que le public s’attend à voir, mais pour le reste, avec Bertrand Sachy notre costumier, nous nous autorisons à de multiples audaces, allant du décalage temporel au déguisement de fortune. Car le théâtre, pour moi, est quelque chose qui se fabrique devant le public, et qui doit lui donner le sentiment qu’il peut en faire autant, pour faire rigoler ses enfants, pour dire quelques mots lors d’un mariage. Pour lui donner le sentiment que se jouer des codes, des difficultés que nous imposent notre société, dure et compétitive, c’est s’offrir une porte de sortie, un espoir de vivre et travailler ensemble, dans un élan collectif de bonne humeur. Car la vie est courte. Nous sommes 20. Changer des décors ne nous fait pas peur.
ANNE-VALÉRIE DAMAY
Pouvez-vous citer une réplique qui vous atteint particulièrement ?
OLIVIER MELLOR
Dans l’acte I, quand Salluste essaye d’embobiner son cousin Don César (le vrai, qui revient le jour même où Salluste entend faire passer son valet Ruy Blas pour ce cousin disparu), bref, dans cette scène 2 de l’acte I, Don César dit à Salluste ceci :
Don César.
De vos bienfaits je n’aurai nulle envie,
Tant que je trouverai, vivant ma libre vie,
Aux fontaines de l’eau, dans les champs le grand air,
À la ville un voleur qui m’habille l’hiver,
Dans mon âme l’oubli des prospérités mortes,
Et devant vos palais, monsieur, de larges portes
Où je puis, à midi, sans souci du réveil,
Dormir, la tête à l’ombre et les pieds au soleil !
Ce passage est juste magnifique, ce vers surtout « Dans mon âme l’oubli des prospérités mortes », c’est juste splendide. En douze pieds, Hugo décrit tout ce que la sagesse peut apporter… Et tout ce dont il faudrait s’affranchir avant de tirer le rideau…
ANNE-VALÉRIE DAMAY
L’écriture de Victor Hugo contient-elle des contraintes de jeu particulières ?
OLIVIER MELLOR
Ce que nous travaillons surtout, c’est le rythme. Ce ne sont pas les mêmes alexandrins que dans BRITANNICUS de Racine. Ceux de Victor Hugo vont à l’essentiel, ils sont plus vifs, et cherchent toujours à faire progresser l’action. Il y a beaucoup de suspense dans RUY BLAS, avec cette machination que Don Salluste met brillamment en place. Le rythme du texte suit le caractère des personnages. L’âpreté des échanges entre Salluste et Ruy Blas fait place à la poésie quand la Reine entre dans le jeu.
Les acteurs ont une seule consigne, celle de jouer ensemble, en réaction à ce que l’autre envoie. C’est la puissance du spectacle vivant. Chaque soir, quelque chose bouge, change un peu, autour d’un socle solide fait du texte et de nos images prévues. Et le souvenir du spectateur fera une synthèse de tout ça. C’est ce qui différencie le théâtre du cinéma. Au théâtre, les points de vue sont multiples, les souvenirs du public sont autant de versions du spectacle. Au cinéma, tout se fait au montage, tout est définitif, et tout ça tient dans un DVD.
ANNE-VALÉRIE DAMAY
Après Cyrano, que vous aviez monté en 2011, vous vous intéressez à cette autre immense histoire d’amour. Votre prochaine création sera-t-elle Roméo et Juliette? Pensez-vous que l’amour soit le moteur central du théâtre et du monde ?
OLIVIER MELLOR
Une immense histoire d’amour ? Peut-être pas tant que ça. Et celle de ROMÉO & JULIETTE est aussi assez courte et mortifère… Ce qui est central pour moi, au-delà de l’amour, c’est la constance, la sincérité de notre boulot de compagnie. Pour jouer ROMÉO & JULIETTE, c’est un peu râpé, ils ont quinze ans. Ce qui nous amène peu à peu à intégrer des comédien(ne)s plus jeunes, comme Hugues Delamarlière, Fanny Soler ou Vincent do Cruzeiro dans BRITANNICUS. Sans compter que je suis loin d’être le plus vieux ! Ce boulot inter-générationnel est la clé de notre vie de troupe. Et de notre vie tout court. Je crois qu’on gagnerait beaucoup à vivre mieux ensemble entre jeunes et vieux. Les jeunes ont le sentiment légitime qu’ils sont la dernière des dernières roues de secours du carrosse, et les vieux leur en veulent d’avoir encore du temps, et leur font payer. Dans le monde de la culture comme ailleurs, tout commence vers 45 ans, au mieux, et franchement c’est trop tard. Nous militons depuis longtemps, comme avec la Chapelle-Théâtre, ce Centre Dramatique Dramatique dédié à la jeune création qui nous avons animé pendant six ans à Amiens, pour que les jeunes soient aux manettes plus tôt, en confiance, avec des moyens. Aujourd’hui on dit parfois aux jeunes compagnies de venir nous demander de précieux conseils, de s’inspirer de nos méthodes et de notre élan, alors que ce qu’il leur faut, c’est juste du temps et de l’argent. Aujourd’hui, monter RUY BLAS, c’est 7 semaines de résidence, avec accès aux plateaux du Centre culturel J.Tati et de la MCA.
Pareil en 2012, où Nicolas Auvray, directeur de la Comédie de Picardie, a changé nos vies en nous faisant confiance, en nous obtenant un budget conséquent pour monter, entre autres, CYRANO DE BERGERAC. Nous l’avons fait parce que nous pouvions le faire, et parce qu’il y avait une furieuse envie de se réapproprier ces grands textes qui n’étaient qu’effleurés au lycée. Pouvoir jouer ces textes, être nombreux au plateau, c’est pouvoir jouer, même localement, des spectacles ambitieux (le vilain mot…) qui explorent toutes les possibilités du théâtre. Être nombreux au plateau, c’est aussi et surtout pouvoir explorer de grands textes du répertoire, qui nécessitent des moyens, et du monde…
ANNE-VALÉRIE DAMAY
Quelle place la musique tient-elle dans ce spectacle ?
OLIVIER MELLOR
Centrale, comme d’habitude, depuis très longtemps maintenant, puisque nous fêtons avec Toskano (qui compose les musiques de tous les spectacles) nos 20 ans et des brouettes de collaboration… Toskano a les oreilles et un don de mélodiste reconnu, bien sûr, mais surtout aujourd’hui une grande connaissance et une affection profonde pour les enjeux au théâtre. Il fait partie, avec Romain Dubuis que j’espère bientôt de retour parmi nous, avec les frères Noble, avec Vadim Vernay, des musiciens qui vivent de la musique sur scène. Et qui ont conscience que la musique se voit aussi, et qu’elle doit accompagner le geste théâtral. Et puis chez nous les musiciens sont maintenant des acteurs aguerris, et qui aiment ça, et on va les retrouver dans de petits rôles tout au long du spectacle.
Sur RUY BLAS, un peu comme sur BRITANNICUS, les morceaux sont tous originaux, et permettent de changer les décors, d’appuyer une scène, une émotion. Là, on sera sur des accents de tango, de passo, de rumba, forcément ; avec un grand clin d’œil à CYRANO puisque le final de RUY BLAS sera le même, réorchestré…
ANNE-VALÉRIE DAMAY
Quelles remarques seriez-vous heureux d’entendre dans la bouche de collégiens ou de lycéens qui sortiraient d’une des représentations ?
OLIVIER MELLOR
J’aimerais surtout qu’ils fassent le chemin du spectacle avec nous. J’ai eu quinze ans, et j’ai des enfants qui ont aujourd’hui à peu près cet âge-là, et je sais que ce n’est pas forcément par gaîté de cœur qu’on vient se taper RUY BLAS un jeudi après-midi. Mais il faut oser et se faire surprendre, par la poésie de Victor Hugo, par le talent d’une actrice, par une image, une ambiance, qui fait aussi qu’on est ensemble, en dehors du lycée, du collège. Ce spectacle, qui forme une sorte de diptyque avec notre BRITANNICUS, s’adresse aussi aux plus jeunes. L’ambition sincère de Ruy Blas, les amours déçues, la romantique solitude de la Reine, les trahisons, l’ambition des adultes, sont des thèmes qui touchent aussi les plus jeunes.
J’aimerais surtout qu’en sortant de RUY BLAS chaque spectateur ait envie de revenir au théâtre, pour voir autre chose, un autre auteur, d’autres esthétiques ; qu’il ait envie de pousser la porte de théâtres plus petits, plus confidentiels, et nous en avons beaucoup à Amiens, qui proposent une multitude de formes d’arts vivants. C’est moins cher que le cinéma, et on peut boire un coup après.
Je crois que nous faisons un « théâtre de la première fois », et que c’est une grande responsabilité. Je crois aussi qu’il vaut mieux faire ça que de se regarder le nombril en auto-fictionnant sa vie. Les mots de Victor Hugo sont plus forts que nos historiettes personnelles qui ne font rire que nous…
ANNE-VALÉRIE DAMAY
Quelle est la marque de fabrique de la Compagnie du Berger? Pourquoi ce nom ?
OLIVIER MELLOR
Un théâtre musical et collectif, où les acteurs, musiciens, et techniciens mixent leurs compétences, leurs idées et leurs audaces, au service souvent de textes du répertoire, qui ne sont plus beaucoup montés localement… Et le nom vient de notre prof de lettres en Hypokhâgne au Lycée Louis Thuillier, Maurice Guyard, qui un jour lisait une fable de La Fontaine où il hurlait « le berger » !! La compagnie existait déjà, on préparait notre premier spectacle LES 4 MARIS D’AMARANTE de Frédéric Laurent, un vaudeville poussif et hésitant, au Foyer des étudiants que Didier Chappée venait de rouvrir avec Pierre Descamps, le CPE de l’époque… Nous répétions deux midi par semaine. Jî Dru et Bertrand Devendeville montaient leurs premiers groupes et dans une pièce pas loin François Ruffin écrivait ses premières salves dans FAKIR, qui était à l’époque un fanzine… On avait 18 ans.
C’est anecdotique, mais ça souligne quelque chose d’important : tout vient toujours du collège, du lycée, d’un ou d’une prof. Nous venons toutes et tous au théâtre, ou ailleurs, par l’entremise d’un professeur, qui emmène sa classe, un soir ou un après-midi. Avant, comme maintenant. Ce n’est jamais facile ou évident. Et nous les en remercions.
Nous croyons que notre travail de troupe est un chemin intime, avec des gens qui sont là depuis longtemps, d’autres qui sont partis, et qu’il nous appartient aujourd’hui de transmettre cette façon de faire du théâtre, que nous avons nous-mêmes reçue de professeurs comme Alain Knapp ou Nada Strancar, qui eux-mêmes l’avaient connue chez Jean Dasté ou Antoine Vitez. Nous n’inventons rien. Mais nous mixons nos influences, pour les dissoudre dans l’avenir. Et que d’autres s’en réclament. Les textes se transmettent comme ça, en les jouant.
ANNE-VALÉRIE DAMAY
Pourquoi faites-vous du théâtre ? Dans une autre vie, quel autre métier auriez-vous pu choisir ?
OLIVIER MELLOR
Difficile à dire… Je n’ai jamais vraiment fait autre chose. J’ai fait pas mal d’animation, aux Francas, aux CEMEA, à l’UFCV. Pas mal de jobs étudiants aussi, mais rien de concluant.
Je faisais du hockey sur glace, à Amiens, à un bon niveau, mais à 19 ans une très vilaine blessure m’a éloigné des patinoires. Au théâtre je retrouve ce travail d’équipe, cette volonté commune d’une vision collective. C’est aussi un peu « sport » parfois. Mais je crois surtout que je fais du théâtre pour ne pas être seul. Parce que conduire une troupe de 8, 12, 15, 20, 25 ou 37 personnes (comme sur CYRANO), c’est heureusement s’oublier un peu soi-même, se donner une chance de ne pas être tout le temps sur soi, de s’enfermer dans sa propre vie et des problèmes trop personnels.
La Compagnie du Berger, c’est ce qu’on montre, le meilleur de nous-mêmes. C’est comme au théâtre. C’est être en tournée, voyager un peu, se marrer beaucoup. Nous avons de la chance de faire ce métier, qu’on a toutes et tous choisi. Nous avons de la chance de jouer Brecht, Racine, Hugo. Ou d’avoir travaillé avec Robert Linhart ou Alain Knapp. Rien ne nous est imposé, et le sentiment hiérarchique, le sentiment de routine aussi, y sont moins pénibles je crois que dans l’Administration ou à l’Hôpital.
C’est quelque chose que je n’oublie jamais : les gens qui viennent nous voir, le public, ce sont des gens qui ont bossé, qui ont peut-être passé une journée difficile, qui ont peut-être un boulot pénible, qu’ils n’aiment pas, et qui ressortent le soir pour écouter et voir du Victor Hugo. Et qui payent. Alors, franchement, on ne se plaint pas. Et on joue. Je n’aurai pas d’autre vie, et comme tout le monde je travaille à ce que la mienne me convienne le plus possible. Pour être heureux, soyons ensemble.
Il y a une unité dans le théâtre. Un élan collectif dont je ne me passerai jamais.